Aveugles, malvoyants : que voient-ils ?
Cet article a été publié dans le cadre de la Fête de la science (du 5 au 13 octobre 2019 en métropole et du 9 au 17 novembre en outre-mer et à l’international) dont The Conversation France, auteur de l’article, est partenaire.
Regarder, voir, percevoir : trois verbes, trois déclinaisons d’un même sens, trois fonctions de la vision, intégrées de manière automatique par les voyants. Lorsque nous disons « je regarde la télévision », « je vois le champ de fleurs » ou « j’ai aperçu un éclair », il est rare que nous réalisions que nous évoquons en fait trois « sous-sens » différents de la vision. Le premier, exprimé par le verbe regarder, est intentionnel. Le second, qui correspond au verbe voir, est environnemental. Le troisième enfin, qui coïncide avec (a-)percevoir, littéralement « percer la vision », se réfère à l’urgence et à la sauvegarde.
Bien que ces trois niveaux de perception visuelle reposent sur le même organe, l’œil, et plus précisément la rétine, ces trois sous-sens peuvent être altérés différemment selon les maladies. En effet, qu’elles soient d’origine embryonnaire, génétique, métabolique, parasitaire, tumorale ou liée à l’âge, toutes les pathologies de l’œil ne l’affectent pas de la même façon, et leurs conséquences sur l’autonomie des personnes qui en souffrent peuvent être diamétralement opposées.
Certaines maladies altèrent le champ visuel périphérique, impactant la perception de l’environnement mais laissant intacte la capacité à regarder. D’autres, au contraire, affectent le champ visuel central, mais ont peu de répercussions délétères sur le champ visuel périphérique. D’autres encore dégradent l’ensemble du champ visuel. Enfin, certaines, heureusement rares, entraînent une cécité totale avec absence de toute perception lumineuse.
Afin d’accompagner aveugles et malvoyants vers plus d’autonomie, de communication et de partage, il est donc indispensable d’être sensibilisé au type de perte de capacité visuelle qui les atteint.
Comment fonctionne l’œil ?
Tapissant le fond de l’œil, la rétine est constituée de quelques 150 millions de cellules nerveuses photoréceptrices – l’équivalent des pixels de nos appareils photo numériques, dont le rôle est de capter les photons de la lumière. Ces cellules sont de deux types : les cônes et les bâtonnets.
Légende de la photo : Micrographie électronique à balayage de bâtonnets et cônes dans la rétine d’un primate (fausses couleurs). Helga Kolb, CC BY-SA
Les cônes, minoritaires, sont essentiellement localisés au centre de la rétine. Ils sont peu sensibles aux contrastes, mais très sensibles aux couleurs. C’est eux qui permettent de regarder. Les bâtonnets, majoritaires, couvrent le reste de la rétine. Ils sont très sensibles aux contrastes et mouvements, mais pas aux couleurs ; ils permettent de voir dans la région péricentrale, et de percevoir jusqu’à 140° autour de l’axe visuel.
Lorsque des photons frappent la rétine, ses photorécepteurs libèrent des médiateurs chimiques. Ces molécules sont captées par d’autres types de cellules neuronales, situées elles aussi à l’intérieur de la rétine, au-dessus des cônes et des bâtonnets. Leur rôle est d’intégrer, de comparer et de structurer les médiateurs chimiques libérés par les photorécepteurs et transmettre ces informations aux quelques 2,4 millions de neurones dont les fibres axonales constituent les nerfs optiques.
Chaque fibre véhicule à peu près 15 informations par seconde, ce qui signifie que notre vision abreuve notre cerveau avec environ 36 mégabits d’information par seconde. Ce chiffre devient plus parlant quand on sait qu’il représente les trois quarts de toute l’information neurosensorielle générée par notre organisme !
Selon les types de tissus et de cellules qu’elles affectent, les maladies de la vision dégradent différemment la transmission de ces informations visuelles.
Toutes les maladies de la vision n’entraînent pas le même handicap
En fonction de la maladie et donc du type d’atteinte, les conséquences sur l’autonomie et la qualité de vie de la personne affectée seront très différentes.
Par exemple, le glaucome, qui est principalement dû à une augmentation de la tension intra-oculaire, détruit progressivement les fibres visuelles, ou les rétinites pigmentaires, qui sont des maladies génétiques caractérisées par la dégénérescence des bâtonnets, altèrent essentiellement le champ visuel périphérique, laissant longtemps indemne la vision centrale.
Le maintien du champ visuel central permet de regarder la télévision ou de lire un livre avec une acuité visuelle proche de 10/10, même en absence de champ visuel périphérique. En revanche, cette atteinte déconcertera la personne dans un environnement inconnu, l’amenant se munir d’une canne blanche non seulement pour détecter les obstacles autour d’elle, mais aussi pour être identifiée comme malvoyante. Pour faire – approximativement – l’expérience de cette situation, fermez un œil, pliez votre index au creux de votre pouce et regardez ce que vous percevez du monde au travers de l’espace ouvert entre vos 3 phalanges…
Inversement, la perte du champ visuel central s’accompagnant du maintien du champ visuel périphérique permettra de voir et percevoir l’environnement et le déplacement d’objets et de personnes, donc d’avoir une autonomie en milieu ouvert, souvent sans canne blanche. En revanche, elle ne permettra plus de regarder la télévision ou de lire sans une puissante aide optique, l’acuité visuelle ayant chuté autour de 1/10. Encore une fois, il est possible d’avoir un aperçu de la situation : fermez un œil et positionner votre index à 1 cm de l’autre œil, pour occulter le champ visuel central.
Certaines pathologies courantes altèrent le champ de vision de façon uniforme. C’est par exemple le cas de la cataracte, se traduisant par l’opacification du cristallin, la lentille située derrière l’iris, ou de la myopie. Ces affections peuvent s’avérer particulièrement handicapantes lorsqu’elles sont graves. L’Organisation mondiale de la santé rappelle notamment que la cataracte non traitée est la première cause de cécité dans le monde.
Enfin, certaines pathologies plus rares, comme l’amaurose congénitale, une maladie génétique, détruisent totalement la fonction visuelle dès le plus jeune âge, jusqu’à l’absence de perception de la lumière. Pour avoir un exemple de la vision d’un aveugle : fermez les deux yeux.
Grâce à son extrême sensibilité, notre vision nous permet de réagir en une fraction de seconde pour éviter une menace soudaine, et ainsi protéger notre intégrité physique. Elle est également primordiale pour nous géolocaliser au sein de notre environnement, qu’il soit naturel ou élaboré, statique ou infiniment dynamique, lumineux ou très sombre. Canal privilégié de nombreuses formes d’art, de la photographie à l’architecture en passant par le cinéma, la peinture ou la sculpture, la vision est enfin le seul sens capable de transformer la lumière en émotions…
Percevoir, voir, regarder… Avoir conscience des trois composantes de la vision et de la façon dont elles peuvent être altérées est donc le premier pas pour accompagner les malvoyants vers plus d’autonomie, de communication et de partage.
Source : theconversation.com sous licence Creative Commons – auteur : Guy Lenaers